50 ANS AVANT L’ÈRE #ME TOO, JOHN LENNON DÉNONCE LE HARCÈLEMENT SEXUEL

50 ANS AVANT L’ÈRE #ME TOO, JOHN LENNON DÉNONCE LE HARCÈLEMENT SEXUEL

15 février 2020 5 Par Génération Beatles

Que les Beatles aient été des précurseurs en musique est un lieu commun, qu’ils aient contribué à dénoncer des injustices, les guerres et la misère, en est un aussi. Que grâce à John Lennon, jamais en retard d’une cause à défendre, ils s’en soient pris au harcèlement sexuel, on le sait moins. Or, le sublime Album Blanc, parfois décrié au prétexte qu’il donne le signal du début des difficultés relationnelles au sein du quatuor, recèle outre plusieurs chefs d’œuvre parmi les trente chansons alignées, un très beau morceau de John Lennon sur ce sujet, Sexy Sadie

En 1968, les Beatles au sommet de leurs succès pour encore deux ans et quelques décennies, sont épuisés. Même s’ils ont mis un coup d’arrêt aux tournées, leur créativité sans limite les amène à enchaîner les productions à un rythme inouï sans cesser de progresser en qualité : après Revolver en 1966, qui annonce et provoque un changement radical dans le rock et la pop, les deux singles Rain et Paperback Writer la même année, puis Strawberry Fields Forever et Penny Lane en 1967 et naturellement Sgt. Pepper’s en juin 1967, suivi de Magical Mystery Tour en décembre.

Destination l’Ashram

En février 1968, les quatre garçons de Liverpool et leurs épouses ou compagnes s’envolent pour l’Inde, en laissant à leurs fans le tout juste sorti et quasi religieux single Lady Madonna, en réalité un hommage de McCartney aux femmes et aux mères. Destination l’Ashram (monastère) de Rishikesh, au pied de l’Himalaya et à 300 kilomètres au nord de Dehli. Au programme, méditation, supervisée par le maître fondateur du mouvement de méditation transcendantale en personne, Maharashi Mahesh Yogi qui doit les initier, en particulier à la représentation du Cosmos, un des fondements de sa philosophie. Le projet est aussi de se reposer et se détendre mais Lennon, McCartney et Harrison sont venus avec leurs guitares et ils écriront presque tous les morceaux qui composeront l’Album Blanc.

L’une des doubles pages de l’album (papier) Anthology consacrées au séjour indien. Les Beatles jouent de la guitare, se détendent et méditent… un peu. En haut à droite, Mia Farrow

Les Beatles ne sont pas seuls. Ils y retrouvent Donovan (auteur entre autres de Mellow Yellow et Hurdy Gurdy Man et qui enseignera à Lennon la technique du picking à la guitare), Mia Farrow qui vient de divorcer de Franck Sinatra, et sa sœur Prudence, celle de « Dear Prudence » autre tube de l’Album Blanc et qui reste des jours entiers à méditer dans sa chambre, ou encore Mike Love des Beach Boys. Le lieu est confortable mais entouré de barbelés pour assurer quiétude et bien-être aux clients qu’on n’appelle pas encore des peoples. La nourriture est correcte, mais Ringo Starr qui ne supporte pas les légumes demande à un des assistants de lui cuisiner des œufs. Avec Maureen Cox, sa femme, ils rentreront en Angleterre au bout de quinze jours, impatients aussi de retrouver leur fils.

Malgré cela, tout pourrait aller bien, mais John racontera plus tard que les premiers jours furent très compliqués pour lui, qu’il était au bord du suicide (il écrira Yer Blues : I’m lonely, Wanna die – Je suis seul, Veux mourir). En fait, venu avec son épouse Cynthia avec qui les relations se distendent, alors que celles avec Yoko Ono qui lui écrit tous les jours s’intensifient, il trouve sans doute le temps long. Heureusement, ils se retrouvent l’après-midi avec Paul pour jouer et composer, alors qu’ils devraient méditer, on ne se refait pas. De fait, quinze jours après le départ de Ringo, John lui envoie une carte postale : « On a assez de chansons pour remplir deux albums, alors ressort ta batterie.« 

Des tensions jusqu’au clash

Alors qu’un projet de film sur le Maharashi et incluant les Beatles se dessine, l’un des managers historiques des Beatles, Neil Aspinall est surpris de voir que le sage homme est dument muni d’un comptable et qu’il est un redoutable négociateur, allant jusqu’à demander aux Beatles 10% à 25% sur leurs futurs gains…

La tension est à son comble quand la rumeur commence à courir que Mia Farrow a subi plus que des avances du saint homme. Elle racontera dans sa biographie que méditant face à lui, elle se retrouvera enserrée de « deux bras masculins et velus ». Elle court se réfugier dans la chambre de Prudence qui lui fera remarquer que c’est un honneur d’être touchée par le Maharashi !

Colère de Lennon. Le bruit court que leur hôte aurait effectué de semblables tentatives auprès d’autres participantes et qu’il porte avec lui une réputation qui ne date pas d’hier. Après discussion avec George Harrison et Alex « Magic » Mardas, un des membres de leur équipe, les deux Beatles encore présents (Paul et sa compagne l’actrice Jane Asher étaient partis deux semaines après Ringo), décident de rentrer à Londres. Furieux, John est allé annoncer leur départ au Maharashi par un très lennonien « Si vous êtes si cosmique, vous devez bien savoir pourquoi nous partons ! ». Ces faits sont amplement rapportés par les Beatles eux-même dans le superbe ouvrage Anthology (voir en fin d’article).

On a parfois avancé l’hypothèse d’une sur-réaction de Lennon, à la recherche d’un prétexte pour retrouver Yoko Ono ? En tous cas, dans la voiture du retour vers Dehli, John composera la chanson « Maharashi, what have you done, you made a fool of everyone ». Une apostrophe que, plus circonspect, George Harrison lui proposera d’anonymiser par un « Sexy Sadie ».

Plus tard, il ne restera de tout cela que la version (largement suffisante tout de même) de Mia Farrow. Les uns après les autres les Beatles s’excusèrent, et en vinrent à contester la réalité de cette agression. Du côté du Maharashi, on mit tout cela sur la consommation des drogues et de l’alcool – pourtant interdits mais fournis par « Magic Alex » dont le futur apprendrait à mettre en doute sa crédibilité : il avait ainsi promis de « fabriquer le plus fabuleux studio d’enregistrement », à grands frais et qui s’avèrera catastrophique. Pour beaucoup de proches de l’époque, Alex craignant l’influence du Maharashi sur les Beatles à son détriment, aurait exploité et intensifié les rumeurs.

La moisson indienne

Le séjour indien ne fût pourtant pas qu’un fiasco, ayant par exemple poussé les leaders des Beatles à réfléchir sur les objectifs d’Apple, leur entreprise tout juste créée, avec l’ambition de s’affranchir des grandes firmes de production artistique où les artistes ne maîtrisaient pas grand-chose. Dans une conférence de presse qu’ils organisent à New York, McCartney (26 ans) annoncera que n’ayant pas besoin d’avoir plus d’argent et que s’étant déjà offerts tous leurs rêves, ils voulaient partager avec d’autres, en finançant des films, des disques et d’autres œuvres d’art. Lennon complètera en décrivant un système « où les gens n’auront pas besoin de se mettre à genoux dans le bureau de quelqu’un pour faire un film. L’objectif, conclura-t-il, n’est pas d’accumuler les dents en or à la banque ». Un objectif qu’Apple poursuivra avec difficultés, la production des Beatles restant au premier plan, comme leurs carrières personnelles une fois leur séparation actée. Mais, une fois de plus, Lennon et McCartney ont ouvert une voie, comme ils l’avaient fait pour leur production musicale, leur maison disque leur ayant laissé, avec l’aide de leur génial producteur George Martin, la main sur leurs créations.

Le poster qui accompagnait l’édition originale vinyle de l’Album Blanc

Surtout, ce qui reste de l’épisode indien c’est cette moisson de chansons. Trente sur l’Album Blanc et d’autres en réserve, que l’on entendra sur les albums suivants, Let it Be et Abbey Road et jusque sur leurs futurs albums solos.

Ce que révèle Sexy Sadie

Parmi les compositions du White Album, Sexy Sadie, est une des plus réussies. Quant au texte, Lennon serait-il gagné par le doute ? Il évite en tous cas de trop mettre les points sur les i, à tel point qu’avant de connaître l’histoire de la chanson, certains ont cru qu’il parlait d’une fille qui allumait les hommes (She came along and turned on anyone et à la fin, She made a fool of everyone). Mais George comme lui confirmeront que l’expression Sexy Sadie remplaçait bien Maharashi à qui était destiné le texte : Qu’as-tu fait ? Tu as ridiculisé tout le monde. Tu as brisé les règles… (What have you done ? You made a fool of everyone. You broke the rules…). Tentons une explication : Lennon n’a jamais attaché beaucoup d’importance à la précision des mots, affichant toujours ses préférences pour la sonorité intéressante d’une phrase, les jeux de mots, ou le sens de l’absurde. Il se moquera souvent des surinterprétations ou de la recherche d’un sens caché des chansons des Beatles, réécoutons à ce propos Glass Onion du même Album blanc. Le plus vraisemblable est que l’auteur d’Imagine s’en prend à la tartufferie du Maharashi qui prône un monde d’amour, de douceur, de contemplation et de générosité, mais s’exonère de ces beaux principes à la première occasion.

Le texte de Sexy Sadie tel qu’il figure au verso du poster intérieur de l’Album Blanc

Reste que les chansons qui dénonçaient les harcèlements sexuels étaient rares dans les années 60, et la colère de son auteur fut une bonne inspiratrice, y compris pour sa composition musicale.

On retrouve Lennon à son sommet, accompagnés par des Beatles, inépuisables perfectionnistes, qui remettent cent fois l’ouvrage sur le métier (117 prises pour ce morceau) et où les instruments se répondent et se complètent à la perfection.

Les voix de Lennon: un hymne pour #Me too

Alors chaussez votre meilleur casque et en route pour Sexy Sadie, une composition et une interprétation musicale à la hauteur du texte qui les a inspirées : piano avec écho magique, orgue, guitare solo, basse puissante, batterie impeccable, chœurs bouleversants et surtout une voix de Lennon qu’on peut aussi écouter dans des versions ralenties et plus brutes dans l’album Anthology 3, dans les Esher Demo (les enregistrements de démonstration de l’Album blanc) puis dans les enregistrements de travail ultérieurs qui enrichiront de récentes éditions de l’Album Blanc (la prise N° 3), et qui constituent chacun une illustration de ses capacités vocales.

Le titre a certainement pâti des incertitudes sur la réalité du comportement du Maharashi, comportement qui à cette époque lointaine ne semblait pas si grave, sauf aux yeux de quelques artistes éclairés dont les Beatles font partie. Aujourd’hui, par toutes ses qualités, Sexy Sadie mériterait d’être un hymne pour #Me Too.

Le livre Anthology publié au Seuil en 2000, en même temps que le premier disque éponyme, est constitué essentiellement de témoignages directs des Beatles et de leurs très proches. L’iconographie est foisonnante et provient soit des collections personnelles des Beatles, soit d’Apple et d’EMI. On y trouve aussi le travail graphique de leur ami Klaus Voormann (également musicien et bassiste, rencontré à Hambourg) qui a travaillé avec eux pour de nombreuses illustrations de leurs disques. La pochette de Revolver, c’est lui, la couverture d’Anthology aussi. La traduction française est de Philippe Paringaux, un des meilleurs spécialistes du rock et des Beatles. Pour environ 80€, et beaucoup moins en occasion, un très beau livre pour quiconque s’intéresse aux Beatles.